fleurenluCarmelina Imbroscio de l'Université de Bologne l'a analysé dans son essai "L'Epître sur la consomption de Guérineau de Saint-Péravy ou la suspension douloureuse de l'existence" (in Collectif, La quête du bonheur et l'expression de la douleur dans la littérature et la pensée françaises, Volume 345 de Histoire des idées et critique littéraire, Librairie Droz, 1995, p.291-299), montrant que s'il réunit "tous les lieux communs de la sensibilité préromantique" et semble à première vue ne "rien ajout[er] à la riche littérature de l'époque" sur les "maux de nerfs", son approche "immédiat[e], sincère" et "autobiographique" lui donne de l'intérêt. Ce texte permet d’aborder la question de l’ennui, « une des maladies de l’âme les plus répandues au XVIIIe siècle » selon Robert Mauzi. On y trouve également une comparaison (qui fait sourire aujourd’hui) des troubles nerveux spécifiques qui touchent Anglais et Français.

Vous pouvez télécharger le texte (format .pdf) en cliquant sur le lien suivant : Epitre sur la consomption.

Nous n'avons pas recopié "Lucrèce et Tarquin", petite pièce qui faisait suite à l'Epître dans le livre, puisqu’on peut la retrouver entière dans l'Anthologie de la poésie française du XVIIIe siècle éditée par Michel Delon chez Gallimard, collection Poésie (qui ne présente que des extraits de l’Epître, d’où notre volonté de le reproduire ici en intégralité).

Suit notre reproduction du texte :


Avertissement du libraire

 

Cette Epître, que nous donnons aujourd'hui au Public, a déjà paru en manuscrit, remplie de lacunes, de défauts, et très-incorrecte. L'Auteur ayant semblé, par une suite de l'état qu'il peint, s'être peu soucié de la destinée de cet Ouvrage, nous avons cru pouvoir risquer d'en donner une fidèle copie, d'après celle qui nous est parvenue calquée sur l'Original.

 

Comme nous sommes persuadés que les Notes ralentissent toujours et coupent désagréablement la narration, le seul changement que nous avons cru à propos de devoir faire à cette Epître, a été d'élaguer celles qui y étaient éparses, et de les réunir en un tout dans le corps de cet Avertissement.

 

Il paraît que l'Auteur a moins cherché à peindre la Consomption en général, qu'à donner une idée de sa propre situation. Il a semblé, au reste, être persuadé que la Consomption est dans un degré plus éminent chez les Anglais, ce que nous nommons Vapeur en France, malgré les traits accumulés que l'abus des Vapeurs a fourni depuis leur découverte aux mauvais plaisants. Il est certain que cette maladie n'est point neuve, mais bien le titre ; qu'elle est très-réelle, quoiqu'il ne lui ait manqué qu'un nom jusqu'à nos jours, et qu'il y a cent ans il existait nombre de gens qui avaient des Vapeurs sans s'en douter, qui, s'ils revenaient au jour, se moqueraient de ceux qui s'en prétendent attaqués.

 

La vie sédentaire des Anglais, et leur application concentrée dans toute espèce d'étude, contribue, autant que leur climat, à cette disposition à la Consomption. Le Français plus inappliqué, plus léger, existant sous une température aussi plus légère, est celui de tous les Peuples qui a le moins de disposition, non-seulement à la Mélancolie, mais encore à la Consomption : car il est à remarquer que la Mélancolie ne ressemble point à cette dernière maladie, en dépit du Peintre qui ne l'a travestie en Comédie, que parce qu'il était assez heureux pour ne la pas connaître.

 

La Mélancolie est la sensation douloureuse, mais affaiblie, d'une profonde douleur ; elle s'attache avec plaisir à tout ce qui est relatif à cette même douleur : des infortunés qui gémissent, un antre affreux, le vol des Oiseaux sinistres, des cyprès, des tombeaux ; tous les objets lugubres sont des spectacles qu'elle dévore, et dont elle se nourrit avec une volupté funeste.

 

La Mélancolie est encore quelquefois, pour parler figurément, une paresse de l'âme, un repos des plaisirs actifs, une sensation tendre et non-chalante, qui s'appesantit sur la contemplation des objets sur lesquels se réunissent alors toutes les facultés de l'imagination par l'impuissance qu'elles éprouvent de s'étendre.

 

Quant à ces deux effets de la Mélancolie ils sont également inconnus aux Français : le premier suppose l'excès du sentiment, et le Français léger et frivole, incapable de plaisir, l'est aussi de douleur ; le second supposerait au moins cette continuité de réflexion qui même souvent à l'engourdissement, et le Français, toujours en mouvement ressemble aux cascades, dont l'eau active ne gèle jamais.

 

Il n'en est pas ainsi de la Consomption, qui n'agissant que sur les organes, influe sur les corps en proportion de la température du climat, et du plus ou moins d'activité du sang. Celle-ci, le Français peut l'éprouver en raison de cette proportion. La manière de vivre des gens d'un certain monde ; l'usage d'un seul repas où l'estomac, en surchargeant la nature par un poids qu'elle ne nous a appris d'elle-même à porter qu'en le divisant, affaiblit ses propres forces, et prépare le germe des maladies. Le défaut d'exercice, l'oubli de l'usage destiné à nos membres, l'habitude de ne marcher qu'en carrosse : voilà ce qui produit cet épaississement dans les organes, ce mal-aise que le Peuple ne connaît point, et que nous appelons Vapeurs.

 

Il est si aisé de prendre le change sur la Consomption, que nous croyons faire plaisir au Lecteur en plaçant ici une certaine Fable envoyée à ce sujet à l'Auteur par un de ses amis. Cet ami, après l'avoir précédée de tous les raisonnements qu'il croyait propres à guérir cette maladie, qu'il confondait avec la Mélancolie, concluait dans son Exorde, que la Consomption provenant d'un mal-être causé par une privation indéterminée, n'avait pour objet qu'un désir vague, excité par la considération du bien-être des autres en opposition avec son état propre, et pour motif qu'un besoin indéfini continuellement aiguillonné par la comparaison. Voici la Fable, si elle n'amuse pas le Lecteur, il en trouvera du moins l'idée bizarre et plaisante.

 

*

 

FABLE

Par M. ***

 

Certain Anglais mélancolique ;

Tous le sont ; c'est, dit-on, un vice du terroir,

Pour moi j'en parle sans savoir.

Cet Anglais attaqué d'une humeur léthargique,

Après avoir maint remède tâté,

Non de ceux de la Faculté ;

Ce que j'en dis, ce n'est point par envie.

Les Médecins sont tous d'honnêtes gens ;

Ils vivent, il est vrai, de la mort des vivants,

Par trop vite souvent leur main vous expédie ;

C'est leur métier. Du moins, on est certain

De trépasser avec règle et méthode.

Pour moi, qui veut vivre à ma mode,

Je me veux, si je peux, passer de Médecin,

Chacun est libre, et peut faire à sa guise,

Or donc après maint remède banni,

Notre Anglais un beau jour s'avise

De consulter un sien ami.

Après un moment de silence,

Je vois, lui répond l'autre, un remède à ceci,

Et fondé sur l'expérience,

Ecoutez-moi : vous serez éclairci.

N'est-ils pas vrai que votre œil misanthrope,

Frappé par d'éternels travers,

Porte dans ce bas Univers

Sur tout ce qui l'entoure une noire enveloppe?

Oui, dit l'Anglais. Cette contagion,

Poursuivit l'autre, à l'homme est étrangère ;

Elle vint, se nourrit, et s'accrut sur la terre

Sur les pas de l'ambition ;

De l'inégalité fut mère la richesse,

Et le désir alors fit sentir la tristesse

Sous le nom de réflexion.

Or le désir ; d'où vient-il? De la vue,

Je le soutiens ; la preuve en est connue ;

Voyez cet aveugle fauter,

Il en est peu mélancolique ;

Mais tandis que je parle, au loin sous ces portiques,

Vous regardez ce char qui vient de s'arrêter.

C'est Mondor, il se mouche avec impertinence,

Tous ses Valets l'appellent Monseigneur,

Sa bouche, en boursoufflant, repousse avec hauteur

L'air qui fait respirer sa vaste corpulence :

Des la Tour, des Vanloo, les chefs-d’œuvre vantés

Chez lui disputent de beautés

Avec l'art divin de la Chine,

De Phryné la main enfantine

Vient dérider ses noirs soucis,

Sous un dais en festons relevé par les ris.

Couché non chalamment ; d'une gorge divine,

Il presse arrogamment les Lys,

Et pèse ses plaisirs au poids de ses louis.

Vous défendrez-vous de l'envie,

En voyant ce mortel heureux ?

Vous vous sentez très-fait pour ce genre de vie.

Les humains, dites-vous, sont tous égaux entr'eux ;

Sur moi quel est son avantage ?

Aucun. Il est un homme comme moi,

Plus sot peut-être. Ainsi, pourquoi

Faut-il que j'aille à pied, que j'endure l'outrage

Des éléments ? Dans ce commun partage

Certainement le Très-Haut s'est trompé.

Ainsi vous raisonnez. Or l'aveugle, au contraire,

De ces soins n'est point occupé.

Mais ce qui plus vous rend atrabilaire,

C'est de voir un fripon par tout déshonoré

Sortant du sein de la poussière,

Revêtu d'un habit pompeusement doré,

Voler impunément au jeu son adversaire,

Et soustrait à la loi qui le doit condamner

Du facile orphelin dévorant l'héritage

S'enfler insolemment au fond de l'équipage

Que lui-même devrait traîner.

Tandis qu'usé de jours et de souffrance,

Et réclamant en vain l'humanité,

On voit un mendiant honteux et rebuté,

Forcé de soutenir un reste d'existence,

Qu'il dispute contre la faim,

Se faire pendre pour un pain

Volé pour sustenter sa misère effroyable.

Plein d'une horreur et juste et raisonnable,

Votre bile soudain s'élève à cet objet.

L'aveugle n'eût point vu cette image odieuse.

De cent travers ainsi l'effet

Excite à chaque pas votre humeur bilieuse,

En frappant tristement vos yeux.

L'homme qui ne voit point est cent fois plus heureux ;

Or si le mal qui vous obsède

Par tout autre secours ne se peut exiler ;

Je vous conseille donc, pour seul et sûr remède

Celui de vous faire aveugler.

 

Prenons le sens de cette Fable.

Cet ami plaisantait, mais il avait raison ;

Nous ne trouvons notre sort déplorable,

Que par contraste, ou par comparaison ;

Nous nous faisons un faux système,

Sur ce qu'on appelle bonheur ;

L'opinion fait le malheur ;

L'homme a son bonheur dans lui-même.

 

On ne croit pouvoir donner une idée plus juste de la Consomption, qu'en la considérant comme la cessation des ressorts de la matière, un état de mort, un assoupissement général des organes, un néant dans lequel il n'existe plus ni sensations, ni désirs, ni force, ni faiblesse, ni plaisir, ni douleur, tel que l'Auteur l'a peint dans une autre Epître à un de ses amis, antérieure à celle-ci :

 

Mais connais-tu mon incurable espèce ?

Ombre de l'homme, et des vivants rayé,

Sot par nature, et sage par faiblesse,

Malade, sain, ennuyeux, ennuyé,

Je ris sans joue, et pleure sans tristesse.

 

La seule différence qui existe à cet égard entre les Français et les Anglais, c'est que ceux-ci éprouvent assez généralement la Consomption par impuissance réelle d'y remédier, et que la plupart de ceux-là se vantent de Vapeurs à leur imitation, non pour être soupçonnés de penser trop profondément, mais pour se donner gratuitement un ridicule de plus, et que tout ridicule devient précieux pour le Français et entre dans la masse de ses agréments.

 

Au reste, nous ne demandons ni indulgence ni suffrages pour cet Ouvrage. Le sujet, un peu sombre pour une Nation aussi enjouée que la nôtre, n'amusera à coup sûr ni les agréables, ni les jolies femmes ; mais nous les prions de se ressouvenir,

 

Qu'il n'est point de Serpent, ni de monstre odieux,

Qui par l'art imité ne puisse plaire aux yeux.

     (BOILEAU)

 

Et qu'il ne manque aux genres, pour être bons, que d'être bien traités. Heureux si cet Ouvrage, peint d'après nature, peut aux yeux des Lecteurs vérifier ce précepte.

 

*

 

EPITRE

SUR

LA CONSOMPTION,

 

A M. D ****.

 

Cesse de m'opposer les droits de la raison,

D**** que peuvent-ils contre un mortel poison?

Mes yeux s'ouvrent sans voir, et mon âme est lassée

De porter au cerveau les sucs de la pensée :

Simulacre ambulant dans le vide égaré

Des ombres du chaos je t'écris entouré.

Au doux Zéphyrs j'ai vu succéder la tempête,

Les Autans ont fané les Roses sur ma tête ;

Les livides ennuis, sur ma demeure errants,

Ont de leur souffle impur flétri mes jeunes ans ;

Mon être environné des nœuds de la matière

S'éclipse, et jette à peine du reste de lumière ;

Dans moi-même l'esprit en vain cherche l'esprit,

Mon âme en moi s'éteint, et mon corps lui survit.

Le bonheur vole, et fuit comme une ombre légère ;

Les ennuis à pas lents cheminent sur la terre.

 

Goutte à goutte abreuvé des pavots de la mort,

Quelle main a changé la face de mon sort?

Je n'ai point abusé des jours de ma jeunesse ;

J'ai séché dans ma fleur courbé par la tristesse ;

L'insensibilité m'arrêtant dans mon cours,

A d'un voile funèbre enveloppé mes jours ;

J'ai vu s'évanouir leurs ombres incertaines ;

Mon sang qui bouillonnait s'est éteint dans mes veines ;

Mon argile se meut sans douleur ni plaisir,

Je respire sans vivre, et m'éteins sans mourir.

La Nature à mes yeux n'est qu'une vaste tombe ;

Je cherche en vain le fond de l'abyme où je tombe ;

Le néant s'offre seul à mes sens confondus.

J'existe pour sentir que je n'existe plus.

A moi-même inconnu, dans une nuit profonde,

Je végète isolé sur la face du monde.

 

Trop heureux insensés ! essaim tumultueux,

Gais par étourderie, et sans plaisir joyeux !

Des vains amusements l'enchaînement rapide

Dans leur être borné ne laisse point de vide,

Un souper des Chevaux, un souris de G.....

Suffit à leurs plaisirs, et remplit leur destin :

Ils sont heureux, du moins jouir est leur partage,

Tout bonheur, ô Mortels, mérite votre hommage.

 

L'anglais féroce et froid n'attend pas que la mort

Le traîne avec langueur aux bornes de son fort :

Du fardeau de penser un prompt trépas délivre ;

Tout homme sait mourir : hélas ! nul ne sait vivre ;

Les matins orageux ont souvent un beau soir.

Le plus grands des malheurs est de n'en point avoir.

Je traîne, en sommeillant, ma chaîne appesantie,

Sans souhaiter la mort, et sans aimer la vie.

Hélas ! qui ne sent rien, ne peut rien désirer ;

Je ne sentirais pas le plaisir d'expirer :

Et je n'expose aux yeux, dans ma faiblesse extrême,

Qu'un fantôme impuissant et l'ombre de moi-même.

 

Sans doute n'aimer rien est le plus grand des maux ;

Le cœur sans passions, image du chaos,

Ainsi que l'Univers a besoin d'un mobile ;

Du terrain des vivants habitant inutile,

Semblable au jeune Lys par les vents abattu,

Je tombe, sèche et meurs avant d'avoir vécu.

 

Sexe faible et charmant qu'on adore et qu'on brave,

Longtemps dans tes liens tendre et docile esclave,

Je crus voir le bonheur que cherchent les humains

Avec des nœuds de fleurs enchaîné par tes mains :

Ah ! s'il est un bonheur, il est dans la tendresse ;

Quel homme est malheureux aux pieds de sa maîtresse?

Est-elle ingrate ? il pleure ; il connaît ce plaisir ;

Le sentiment lui reste, et c'est encore jouir.

Il le sent exister dans l'objet qui l'anime ;

Il embrasse, en pleurant, cette main qui l'opprime,

Un charme consolant l'attache à sa douleur :

On n'est point malheureux, quand il nous reste un cœur.

 

O Dieu ! qui me rendra cette céleste ivresse ?

Qui me rendra mes jours filés par la tendresse ?

Sur le sein d'Aglaé, caressé dans ses bras ;

Je voudrais être heureux, et je ne le suis pas.

 

L'artisan matinal se lève avant l'aurore ;

Il naît, croît et vieillit pour travailler encore ;

Mais il chante. Son œil au travail endurci,

S'ouvre sur son voisin plus malheureux que lui ;

Dans ses brutes enfants, tendre amour de leur mère,

Lui-même il se contemple, et sourit d'être père.

Sa compagne grossière, assise à son côté,

Partage, en travaillant, sa stupide gaieté.

Si d'un bonheur plus grand s'offre à leurs yeux l'image,

Ils ne recherchent point un pompeux esclavage ;

Ils pensent seulement, quand tous deux ils sont las,

Que le bonheur consiste à ne travailler pas.

Le Forgeron hideux, couché sur son enclume,

Boit et rit au milieu du feu qui le consume.

Vois ces êtres fangeux, qui du haut de leurs monts,

Apportent parmi nous leur joie et leurs chansons.

L'avare Famélique, à l'œil creux, au teint blême,

Eprouve son bonheur dans son supplice même :

Le Guerrier sanguinaire, assis sur des tombeaux ;

L'intrépide Marin asservissant les flots ;

L'homme voluptueux, qui tristement repose

Dans les bras du dégoût sur des feuilles de Rose ;

Le joyeux Indigent, le Riche sourcilleux,

Chaque être est dans son sort diversement heureux.

 

Le chagrin le plus vif disparaît et s'envole ;

Un malheur nous abat, un plaisir nous console ;

Tout malheureux est homme, et les soucis cruels,

Passagers comme nous, ne sont point éternels.

Rien n'est fixe ici-bas, pas même la sagesse ;

Tout homme a ses moments de joie et de tristesse ;

Au sein de la douleur, il existe un plaisir,

Que le malheureux sent et peut seul définir ;

Et dans le désespoir dont une âme est la proie,

Il est un charme affreux plus piquant que la joie.

Sous une tombe obscure, errant et sans support,

Mon jour est une nuit, et ma vie une mort.

 

Ces Mortels ignorés en proie à la bassesse,

Qu'ont-ils faits plus que moi pour sentir l'allégresse?

Des brouillards du chaos, sans cesse environné,

Suis-je le seul des Humains au néant condamné?

Cette flamme qu'en nous je dois croire immortelle,

Même avant mon trépas s'évaporerait-elle?

Tout être animé sent, tout ce qui sent jouit,

Pour l'insensible seul tout plaisir est détruit.

Par d'épaisses vapeurs l'âme comme obscurcie

Se meut sans sentiment, sans esprit et sans vie ;

Incapable à la fois d'aimer et de haïr,

Sans chagrin, elle pleure, et sourit sans plaisir ;

Sur son axe agité, mobile involontaire,

Comme elle est sans vigueur, elle est sans caractère.

Entre tous les excès flottante et sans soutien,

Etincelante et sombre, elle est tout, et n'est rien.

Tel un frêle vaisseau sur le bord du naufrage,

S'agite au gré des flots soulevés par l'orage,

De l'abyme profond s'élance dans les airs,

Et tantôt touche aux Cieux, et tantôt aux Enfers.

 

Telle dans les accès dont elle est dévorée,

Sur des vagues de fiel l'âme flotte égarée.

Son flambeau sans chaleur de brouillards entouré,

Pousse par intervalle un jour mal assuré :

D'un instant de bonheur, elle entrevoit l'aurore ;

Elle tente un effort, et le jour s'évapore.

 

Peins-toi ces scélérats à la mort destinés,

Dans l'horreur des cachots sur la paille enchaînés ;

Séparés des humains, soustraits à la lumière ;

Ils vivent isolés au milieu de la terre :

Du jour proscrit pour eux une faible lueur

De la nuit de leur tombe augmente encore l'horreur.

 

Mais quoi? le malheureux errant et sans patrie ;

Le Prince, sur son trône, entouré de l'envie ;

L'effroyable Indigent, honteux et rebuté,

Appellent à grands cris l'insensibilité.

Quoi ! lorsque l'Innocent sous le poids de ses chaînes,

Accuse en vain le Ciel instrument de ses peines?

Quand privé pour jamais de la clarté des Cieux,

Il appelle la mort refusée à ses vœux ;

Quant tout périt pour lui dans la Nature entière,

Quand les doux noms d'époux, de parent et de père,

Sont des titres proscrits dont il ne peut jouir,

Est-ce donc un bonheur alors que de sentir?

A cet affreux tableau de la misère humaine,

Croirai-je le plaisir compagnon de la peine ?

Sur un vil échafaud, lorsqu'un coupable fils,

Offre aux regards d'un père, effrayés, attendris,

D'un criminel chéri le spectacle terrible ;

Hélas ! qu'un père alors voudrait être insensible.

Sur la roue étendu le fils ensanglanté,

Alors réclame en vain l'insensibilité.

Dans ce monde brillant, où j'ai cru tant de charmes,

Je ne vois que des yeux obscurcis par des larmes :

Tout être de son sort semble se plaindre aux Dieux,

Par tout la joie est fausse, et nul n'est donc heureux.

 

Humains, répondez-moi ? Vous à qui la mollesse

Sert dans des vases d'or les meilleurs vins de Grèce ;

Dans le luxe noyés, hommes voluptueux,

Quel est donc ce plaisir ? objet de tous vos vœux ;

Météore inconstant, fantôme imaginaire ;

Sa flamme luit et meurt à l'instant qu'elle éclaire,

Les remords et l'ennui voltigent à l'entour,

La douleur dure un siècle, et le plaisir un jour.

Dévoués au malheur par des décrets suprêmes,

Le plaisir est dans nous étranger à nous-mêmes.

Dans ce corps, ô Nature ! ouvrage de tes mains,

La douleur flétrissante entre par cent chemins ;

Cent portes dans le cœur s'ouvrent à l'infortune,

Et le faible plaisir à peine en a-t-il une.

Il ressemble aux objets grossis par le lointain ;

De loin c'est un Colosse, et de près c'est un Nain.

 

Les maux ou le néant sont donc notre partage?

De notre être imparfait, quel est donc l'avantage ?

A l'erreur, aux travaux, au malheur condamné,

De quoi peut se vanter cet être infortuné ?

Hélas ! de son bonheur si l'homme était le maître,

Serait-il malheureux, lorsqu'il peut ne pas l'être ?

Du climat et des temps nos sens dépendent tous,

Et de nous-mêmes enfin, hélas ! rien n'est à nous.

 

Ainsi celle d'offrir à mon âme endormie

Les jours faux et trompeurs de la Philosophie,

Quand l'oreille est fermée aux accents du plaisir,

Au cri de la raison peut-elle encore s'ouvrir ?

Ton Sénèque importun, bourreau de la Nature,

Au lieu de me guérir déchire ma blessure :

Il sucre le poison préparé par la main ;

Il nous mène au bonheur, et nous laisse en chemin.

Dans les flots bienfaisants d'un précieux breuvage,

Les Turcs de leurs malheurs savent noyer l'image.

Qu'importe ! quand le cœur souffre des maux affreux

De savoir qu'on est né pour être malheureux

Des phrases et des mots le bizarre assemblage,

Du sang prompt ou trop lent rétablit-il l'usage ?

Autour d'un froid tombeau les vains gémissements

Raniment-ils d'un mort les restes impuissants ?

Un Malade des mets ne sent point la finesse ;

Et sans nous rendre heureux à quoi sert la sagesse ?

 

En vain je vois la peine entourer le plaisir,

O mon ami ! mon cœur était né pour sentir;

L'effroyable néant est un état horrible ;

J'aime mieux être encore malheureux qu'insensible.

Si tu veux faire entrer le plaisir dans mon cœur ;

Si tu veux ramener mes pas vers le bonheur,

De mes sens amortis rallumez donc la flamme,

Ressuscite mon être, et rends-moi donc mon âme.

 

Je n'aime qu'une fois, l'amour et l'amitié

Partagèrent mon cœur également lié.

L'amour me prodigua sa plus touchante ivresse ;

L'ami seul dans ce cœur balança la Maîtresse.

Je crus, ainsi que moi, les Humains vertueux ;

L'amour et l'amitié me trahirent tous deux.

Je sentis, quand mes yeux les virent disparaître,

Avec eux s'envoler la moitié de mon être,

Et courbé sous le coup qui me vint atterrer,

J'ignorai même, hélas ! le plaisir de pleurer.

Je me suis endormi dans un abyme immense ;

Ranime, en m'éveillant, ma pesante existence.

Arraché par tes mains d'un sinistre sommeil,

Que je puisse être heureux encore à mon réveil.

Mon cœur n'est point éteint ; une mortelle glace,

Sans altérer son être, en couvrait la surface.

Tel d'un nuage obscur le voile nébuleux,

Nous cache le Soleil, sans détruire ses feux.

L'insensibilité n'est qu'un bandeau funeste

Dont l'âme est entourée : il tombe, et l'âme reste.

Que l'amitié, l'amour me rouvrent leur trésor ;

Ami, puisque j'aimai, je peux aimer encor.

Entre Emilie et toi, mon âme abandonnée

Verra par les plaisirs filer sa destinée.

Près d'elle je verrai l'amour et la pudeur

Sur son sein palpitant disputer mon bonheur ;

Ses yeux s'animeront à l'éclat de ma flamme ;

Mon âme en ses regards ira chercher son âme.

Mon sang par le désir se verra rallumer ;

Toute mon infortune est un besoin d'aimer,

Et je me reverrai plus sensible et plus tendre,

Ainsi que le Phénix renaître de ma cendre.