En particulier, les intervenants (parmi lesquels Bernard Werber – auteur des cycles des Fourmis et des Thanatonautes - Alexandre Astier – créateur de Kaamelot – ou Kevin Smith - réalisateur de Clerks et Dogma) ne voient pas forcément les choses sous le même angle. Rien d'étonnant puisque le terme « geek » possède autant de définitions que d'adeptes, et peut évoquer les fans d'informatique, le médiéval-fantastique, la science-fiction, les mangas et animes japonais, la mythologie, le jeux vidéo et mille autres choses encore.

Même si sans doute aucun effort ne parviendrait à définir une ligne clair qui caractériserait des individus qui en plus chérissent leur différence, parfois se délectent de leur excentricité, le film fait apparaître plusieurs éléments récurrents : le rôle de quelques œuvres repères par exemple. Le Seigneur des Anneaux, Spiderman, Conan le Barbare ou Star Wars sont ainsi des piliers de référence. La culture geek apparaît à mon sens très « incarnée », c'est-à-dire que, même si elle véhicule certaines valeurs indépendante, c'est plutôt les livres qu'on a lu, les films qu'on a vu, les jeux qu'on a pratiqué qui vont faire de nous des geeks ou non. Souvent cette culture regroupe des spécialistes, avides de détail et apparaît complètement hermétique au profane – Rafik Djoumi, journaliste, la compare à la franc-maçonnerie. Le goût pour la référence précise y est très présent.

Un autre élément est l'irréalité : que le support soit le cinéma, le livre ou internet, le geek est souvent vu comme « fuyant une réalité insatisfaisante », s'enfermant dans des imaginaires impalpables. Les amis deviennent des contacts rencontrés sur la toile. Cela est souvent lié avec une adolescence peu sociable, l'image du nerd – ancêtre du geek en quelques sortes -, intello boutonneux, frêle ou grassouillet, qui déjà se fait une fierté de ne pas rentrer dans le troupeau stupide de ses congénères, n'est pas une légende dénuée de réalité. L'absence d'interlocuteur s'intéressant aux mêmes choses que soi, le regard des autres et le temps laissé vacant par l'activité sociale peuvent expliquer ce mouvement, grandement facilité par Internet.

Tout le monde ne voit pas cette virtualité d'un bon œil. Nombre de parents inquiets considèrent que connaître quelqu'un par le web, discuter on line, n'a rien d'une vie sociale saine. Et il est clair que cette sociabilité est différente des traditionnels rapports humains face-à-face. Ceci dit la distinction réelle/virtuelle me semble simpliste, et fait plus appelle à des imaginaires qu'à des faits : le temps passé devant un écran est du vrai temps de ma vraie vie, une discussion sur un forum est un vrai échange d'idée que j'ai avec des vrais personnes, les sensations que j'éprouve en jouant à tel jeux de rôle sont de vrais sensations. Même si la dualité devient réalité dans Matrix, ce film geek a le mérite de mettre ces interactions virtuelles au premier plan. D'ailleurs « virtuel » est un mot très mal choisi, il fait référence à tout ce qui touche l'informatique malgré son sens plus opticien de contraire à la réalité. Bref, l'absence de contact physique a beau sembler « non-naturel » - naturel, quelle qualité est-ce là ? - , elle permet de se débarrasser de l'influence de ce contact dans la communication – ce qui présente des avantages, des défauts, mais en tout cas change beaucoup de choses. Une discussion sur un forum n'a pas les contraintes temporelles qui obligent de trouver la répartie ou l'argument dans l'instant, qui empêchent d'élargir différentes pistes. Dans l'ensemble, dans les rapports internautiques, la part « pur esprit » de l'individu, intellectuelle, est plus présente. Pour le meilleur et pour le pire.

Cependant ceci contraste avec un autre élément avancé dans le documentaire : le geek agirait à l'affectif. Témoin la part importante du budget qui peut être consacrée aux livres, figurines ou autres gadgets. Les achats se font sur des coups de cœur. Chez certains, leur passion prend un caractère religieux. Et personne ne doit toucher aux sacro-saintes œuvres : ainsi des puristes sont scandalisés dès qu'ils se sentent dépossédés de leur spécificité, trahis dès que le livres qu'ils étaient les seuls élus à connaître et apprécier à sa juste valeur va être violé par le grand public, livré à la merci de ces imbéciles pour quelques pièces d'or, corrompant la substantifique moelle. Et, mille fois hélas, bien que n'étant pas spécifique à la geekitude mais concerne nombre de courants initialement marginaux, la dilution dans la culture de masse se fait sentir. Comme le fait remarquer Philippe, libraire spécialiste en BD, on ne rentabilise pas un film avec les quelques fans du comics. Même si cette démocratisation altère forcément les œuvres, certaines réactions de fans semble tout de même puérile. Voilà un autre élément, à mi-chemin entre la fuite de la réalité et l'aspect affectif. Les geeks ne veulent pas grandir. Le documentaire montre que ce retour vers les dessins animés de l'enfance, le déguisement – le costplay – ou l'engouement pour l'imaginaire est tout à fait conscient et volontaire. Comme le remarque justement Gwegz, costplayer, « est-ce qu'être dans son bain c'est être régressif ? L'enfance c'était une période agréable où on n'avait pas de soucis». Ces trentenaires au cycle métro-boulot-MMO font donc partie du mouvement d'adulescence décrit depuis peu par les sociologues. Celui-ci ne concerne pas que les geeks, mais est un phénomène plus général, qui trouve des origines dans les générations soixante-huitarde et les suivantes, les premières chargeant la jeunesse de valeurs positives, les suivantes, face à des déconvenues économiques, voulant dès lors s'y consoler. Sans oublier la société de consommation. Quels meilleurs clients que de grands enfants ? Retrouver une « période agréable où on n'avait pas de soucis» demande au moins que ces soucis ne soit pas assez importants pour qu'on puisse retarder éternellement le temps où il faudra leur faire face. Donc un minimum matériel. Les geeks peuvent regarder le troupeau de haut, il n'empêche... le côté « reste dans son coin tant qu'on ne l'embête pas » n'est pas une indépendance aussi noble qu'on le croit. Penser qu'on ne doit rien à personne parce qu'on reste devant son ordinateur à longueur de journée est teinté d'égoïsme et de moutonnerie.

D'un autre côté, réussir à garder des joies d'enfants est plus intéressant que l'ancienne école veut le considérer pour la recherche du bonheur. Tout le problème est d'être assez adulte pour voir les conséquences lorsqu'on cherche à « être dans son bain ». Autant l'imaginaire peut nous libérer de la matérialité fade de la société de consommation, autant il peut nous y enfermer plus fermement.

Finalement, je l'ai dis, ce documentaire donne vraiment une bonne vue d'ensemble, et des points de vue divers sur la réalité que recouvre ce drôle de mot, que l'on soit un familier de cet univers ou non. S'il fallait aller plus loin, je dirais qu'il est trop indulgent. Des interventions de Werber notamment, dont je n'ai pas réussi à déterminer dans quelle mesure il était sérieux, m'ont étonnée – alors que j'apprécie beaucoup l'esprit de ses œuvres. Et le ressentiment envers les « élites intellectuelles bien-pensantes » qui considéraient les mangas ou le fantastique comme de la sous-culture ne doit pas laisser imaginer qu'au contraire tout ce qui fait référence de quelque façon que ce soit à cet univers soit génial. Télérama ne pense peut-être pas comme tout le monde, mais ses avis ont leur raison. Et, oui, dans beaucoup de mangas les procédés scénaristiques tiennent de la caricature. Bref, mais c'est évident, les geeks ne sont pas les uniques types biens face à une masse uniforme et stupide. L'uniforme et le stupide existe des deux côtés de cette barrière qui n'existe pas, et l'ouverture d'esprit est très loin d'être caractérisé par la capacité à s'intéresser à Bob l'éponge ou Bleach quand on a 25 ans.

Pepère (originellement posté sur le forum)