Jean-François de La Harpe

 

CONSEILS A UN JEUNE POETE

 

Pièce couronnée par l’Académie Française en 1775.

 

 

 

Jean-François de La Harpe

Oui, la gloire t'appelle, et ce n'est pas en vain;

Oui, sur ton front naissant, marqué d'un sceau divin,

Le Ciel mit un rameau de ce laurier fertile,

Qui reverdit encore au tombeau de Virgile.

Viens, Apollon t'appelle au Parnasse Français ;

Mais de nombreux écueils en défendent l'accès.

Les rangs y sont serrés : il faut fendre la presse.

Un Peuple de rivaux et t'afflige et te presse.

Tu sais, lorsqu'autrefois le Héros des Troyens

Allait chercher son père aux Champs Elyséens,

Quels monstres effrayants, réels ou fantastiques,

Du Ténare à ses yeux occupaient les portiques.

Rappelle ce tableau : le Poëte en des vers

A peint notre Parnasse en peignant les Enfers.

Malgré tant d'ennemis placés à la barrière,

Tu franchiras le seuil sans assoupir Cerbère.

Mais suis dès-lors en paix la route du talent.

Tranquille Citoyen d'un Etat turbulent,

Sauve-toi des travers que ce siècle accumule.

Fuis des divers partis la guerre ridicule.

Ris tout bas, si tu veux, des querelles du temps,

Mais n'inscris point ton nom parmi les combattants.

Vois sans nul intérêt, si tu sais être sage,

Tout ce Peuple Ecrivain, vrai fléau de notre âge,

Qui du premier des Arts faisant un plat métier,

Pense acheter un nom en vendant du papier ;

Des lourds Compilateurs la tourbe famélique,

Et des bâtards d'Young l'essaim mélancolique ;

Ces Drames qui font peur, et ne font pas pleurer,

Ces Apôtres du Goût, peu faits pour l'inspirer,

Docteurs sans million, et du haut de leurs chaires,

Prêchant un siècle ingrat qui n'en profite guères ;

Et ces codes rimés, où de jeunes Profès,

Enseignant l'art des vers qu'ils n'apprendront jamais,

Attaquent tous les jours, d'une ardeur non commune,

Vingt réputations sans pouvoir s'en faire une ;

Recueils de toute espèce, anecdotes, bons mots,

Esprits des grands Auteurs rédigés par des sots,

Ces almanachs du Pinde, où la Presse indignée,

Entasse en gémissant tous les vers de l'année ;

Enfin ce long amas d'Ouvrages renommés,

D'Ecrits à grande marge, avec pompe imprimés,

Qui portés par la gloire au-delà du Tropique,

Vont charmer tous les ans les Colons d'Amérique.

 

« Je me tairai, dis-tu. Mais-pour fuir le danger,

Me faut-il donc à tous demeurer étranger,

En aimant mes rivaux, éviter mes Confrères,

Et renfermer loin d'eux mes travaux solitaires ?

Par le commerce actif des arts et des esprits,

La raison croît, s'étend, les talents sont nourris :

Le goût est épuré, la vérité circule. »

 

Les préjugés aussi, l'erreur, le ridicule,

La cabale inquiète et les faux Jugements,

Les lâches passions, les vains ressentiments ;

Tel est des liaisons l'ascendant ordinaire ;

Par elles la jeunesse ou s'égare ou s'éclaire.

Choisis donc. Souviens-toi que ce choix important

Fait le sort de la vie et celui du talent.

Interroge ton âme, et crois la renommée.

Tous ceux de qui la voix par les Muses formée

Sait, d'après leurs leçons, donner à tout moment

Un plaisir à l'oreille, à l'âme un sentiment ;

Qui chantent la nature, et qu'elle-même inspire ;

Ceux qui des vérités ont étendu l'empire,

Qui portent dans nos cœurs si doucement émus,

Le charme des beaux arts et celui des vertus ;

Ceux qui défendant l'homme et ses droits qu'on outrage,

Des traits de l'éloquence ont armé leur courage ;

Ce sont là tes amis, si tu sais les chercher ;

Sous leurs sévères yeux hâte-toi de marcher,

Que leur maturité guide ta jeune audace ;

Qui les aime et les suit peut monter à leur place.

 

« Mais (dis-tu) que de temps, que d'étude et de soin

Pour plaire à des esprits dont je me sens si loin !

Que cette récompense est pénible et lointaine ! »

 

Je t'entends ; la jeunesse et confiante et vaine

À ses premiers essais sourit avec plaisir,

Et cet âge toujours est pressé de jouir,

Tout sert à l'égarer, l'orgueil et la paresse,

Et d'un ami flatteur l'indulgence traîtresse.

On croit avoir tout fait : ainsi plus d'un talent

Jette de vains éclairs, et s'éteint en naissant.

Ah ! pour en ranimer les faibles étincelles,

Pour changer ces lueurs en clartés immortelles,

Que faut-il ? Des amis sages et rigoureux.

Ton génie excité s'agrandira près d'eux..

Ils ne laisseront pas obscurcir sa lumière,

Et leurs vastes regards étendront sa carrière.

On s'arrête souvent après quelques efforts ;

Mais de l'art mieux que toi connaissant les trésors,

Que leur jugement sûr t'en montre les ressources,

Et dans toi du génie interroge les sources ;

Quand ils verront tes pas affaiblis et lassés,

Que leur voix t'encourage et te crie : Avancez ;

Et d'un dernier effort que la fortune avoue,

Va tourner près du but sans y briser ta roue.

 

Des bords du Sénégal le sauvage habitant,

Que le Ciel n'a pas fait pour un travail constant,

Saisit quelques grains d'or dans des sables mobiles,

Content de remporter ces dépouilles faciles :

Il y borne fa vue ; il ne soupçonne pas

Les richesses du sol qu'il foule sous ses pas.

Mais plus industrieux, les enfants de l'Europe

Surprennent les métaux sous leur brute enveloppe,

Dans son cours tortueux suivent l'or qui les fuit,

Fouillent la veine errante au moment qu'elle luit,

Ne l'abandonnent pas, et leur main obstinée

La redemande encore à la terre indignée,

L'en arrache, et triomphe, et rend à l'univers

Ces trésors ignorés que gardaient les Enfers.

 

C'est ainsi que la force à la confiance unie

Jusqu'en ses profondeurs va fonder le génie,

Et lui-même jamais n'enfanta qu'à ce prix

Ces prodiges frappants dont le monde est épris.

 

Je sais que par un art plus court et plus facile,

Tu pourras, négligeant et ta Muse et ton style,

T'assurer quelque temps de stériles honneurs,

Des Lecteurs en Province, à Paris des Prôneurs,

Et d'Ouvrages oiseux se succédant sans cesse,

Fatiguer le Burin, le Public et la Presse.

Tu le peux, j'y consens ; mais quel sera ton fort ?

Avec les Connaisseurs le Temps toujours d'accord,

Qui seul au mauvais goût n'a jamais fait de grâce,

Le Temps, s'il est ainsi, marquera-t-il ta place

Parmi les Ecrivains censurés et relus ?

Partout le petit nombre est celui des élus,

Celui des bons esprits, qui jaloux de bien faire,

Ont fournis leur travail à l'amitié sévère,

Et voulu qu'en tout temps fon austère coup d'œil

Tourmentât la paresse et corrigeât l'orgueil.

La médiocrité trop souvent est fertile.

Tel qui bien moins fécond, plus soigné, plus docile,

Eût pu se distinguer des vulgaires esprits,

Etouffa son talent sous ses nombreux écrits.

Il brigua la louange, et n'obtint pas la gloire.

Veux-tu fur le Parnasse illustrer ta mémoire ?

Crains, au premier succès, accueilli, caressé,

Par la voix des flatteurs nonchalamment bercé,

Au murmure indulgent des louanges trompeuses,

De goûter du repos les douceurs dangereuses.

Oppose à tes rivaux un travail assidu,

Et songe encore à vaincre après avoir vaincu.

Ainsi croît et s'étend le talent qu'on renomme.

Et la soif des succès est l'instinct du grand homme.

 

Mais c'est peu que du Pinde ouvrant tous les sentiers,

Et préparant pour toi des moissons de lauriers,

Des guides respectés dirigent ton courage ;

C'est peu que de ta force ils t'enseignent l'usage ;

Ils nourriront dans toi ces nobles sentiments,

Qui relèvent l'éclat et le prix des talents.

Oui, quoiqu'en tous les temps l'injurieuse Envie

Se plaise à raconter les fautes du Génie,

Crois qu'il est rare au moins que d'illustres esprits

Soient vils dans leur conduite, et grands dans leurs écrits.

Il est une fierté par la gloire inspirée,

Par l'amour du devoir noblement épurée,

Orgueil des cœurs bien nés, qui distingue à nos yeux

Et le grand Ecrivain et l'Artiste fameux.

Vois des Arts en nos jours les plus brillants modèles,

A l'honneur, au bon goût également fidèles,

Repoussant à la fois et le vice et l'ennui,

Et méritant la gloire, et l'aimant dans autrui ;

Offrant à l'amitié de nobles sacrifices,

Exemples d'un pays dont ils font les délices ;

Laissant mourir loin d'eux les libelles impurs,

Fabriqués par la haine en ses antres obscurs.

Ainsi tandis qu'un chêne, honneur d'un beau rivage,

Rassemble les Parleurs sous fon auguste ombrage,

Sur le bord d'un marais, dans le creux d'un vallon,

Sifflent de vils roseaux battus par l'Aquilon.

 

Ah ! ton âme du moins sera toujours nourrie

Du respect des grands noms qu'honore ta Patrie.

Jamais l'Elève heureux des Vernets, des Vanloos,

N'alla de Raphaël diffamer les pinceaux,

Et n'insulta dans Rome, en son caprice étrange,

Les chefs-d’œuvre éclos des mains de Michel-Ange.

De qui hait les talents j'augure toujours mal ;

Jamais leur détracteur ne devient leur rival.

Muses, vous repoussez le sacrilège impie,

Dont la main viola les autels du Génie.

 

Tu vivras éloigné de ces lâches fureurs :

Le temple des beaux-arts est l'asile des mœurs.

Dans ce séjour sacré la France voit paraître.

D'illustres Citoyens, des Grands dignes de l'être ;

Laisse quelques esprits tristement prévenus

Penser, dès qu'on est Grand, que l'on n'est rien de plus.

A la Ville, à la Cour des mortels respectables

Ont joint l'esprit du monde au goût des arts aimables.

Le talent se polit dans leur société,

Acquiert plus d'agrément et plus d'urbanité,

Ce tact heureux et fin, ce ton, cet art de plaire,

Aux mœurs comme à l'esprit parure nécessaire.

La Feuillade et Vendôme et Chaulieu vieillissant,

Présidaient aux essais de Voltaire naissant.

Le Héros de Denain, l'enfant de la Victoire,

Aimait à le couvrir des rayons de sa gloire.

Il goûtait leurs leçons, et ces maîtres choisis

Le formaient au bon goût du siècle de Louis.

Il est, il est encor d'aussi parfaits modèles

Du jugement exquis, des grâces naturelles.

Attire leurs regards sur tes heureux essais ;

Mérite enfin qu'un jour honorant tes succès,

Te donnant pour leçon leurs exemples à suivre,

Nivernais et Beauvau t'enseignent l'art de vivre.

C'est peu de posséder, il faut savoir jouir ;

Il faut goûter en paix ce qu'on sut obtenir.

Aux palmes d'Hélicon il est beau de prétendre ;

Des mains de l'amitié qu'il est doux de les prendre !

Pour moi je puis encor, témoin de tes honneurs,

Je puis à ta couronne attacher quelques fleurs.

Apollon à reçu tes premiers sacrifices ;

Ce Dieu de mon printemps a reçu les prémices.

Cet amour des beaux-arts est souvent séducteur ;

Ils ne m'ont point trompé, puisqu’ils font mon bonheur.

Ils enchantent mes jours, et leur riant cortège.

Ecarte les soucis dont l'essaim nous assiège.

Je me fauve en leurs bras, j'y trouve le repos.

Le Vieillard au front chauve, à l'inflexible faux,

De nous à chaque instant ravit quelque partie,

Il moissonne en courant les fleurs de notre vie.

L'esprit jouit encor quand les sens font flétris :

C'est le dernier soutien de nos derniers débris.

Un jour mon œil éteint sous les voiles de l'âge,

Ne verra la beauté qu'à travers un nuage.

Les parfums du printemps, son éclat, ses couleurs,

Pour mes sens émoussés auront moins de douceurs,

Et des airs de Grétry l'aimable mélodie

Frappera faiblement mon oreille engourdie.

Alors toujours sensible aux charmes des neufs sœurs,

Puissé-je encor goûter leurs dons consolateurs,

Rassembler avec joie autour de ma vieillesse

Ces écrivains chéris qu'adora ma jeunesse,

Relire et dévorer ces ouvrages charmants,

De la raison, de l'âme immortels aliments,

Me réchauffer encor de leur flamme divine,

Et retrouver mon cœur dans les vers de Racine !

 

FIN