Robert Arch of TitusVous pouvez télécharger le texte (format .pdf) en cliquant sur le lien suivant : Les Ruines. Épître qui a concouru au prix de l'Académie française en 1768.

LES RUINES

 

Ami, je vais finir mon exil volontaire.

Le Printemps quatre fois a rajeuni la terre,

Depuis que m'imposant une trop dure loi,

J'erre loin de la France, et surtout loin de toi.

Le besoin, ou plutôt le désir de connaître,

M'arracha, tu le sais, aux lieux qui m'ont vu naître.

Des rives d'Albion qui m'accueillit d'abord,

Bientôt je m'avançai jusqu'aux Peuples du Nord.

De-là, me rapprochant, j'ai vu la Germanie

Et je parcours enfin la brillante Ausonie

Séjour, où quelque temps retenu par mes goûts,

Je dois laisser encor les Alpes entre nous.

C'est là que trouvant tout, sublime Architecture,

Tableaux, Concerts divins, prodiges de Sculpture,

Que sur des bords riants, sous un Ciel épuré,

Dans un charme éternel je suis comme enivré;

Et, la palme à la main, doute qui la mérite,

De la Nature même, ou de l'Art qui l'imite.

Mais, parmi tant d'objets si grands, si renommés,

Qu'en ce climat chéri l'un et l'autre ont semés,

Il en est dont l'aspect me frappe davantage.

Ce mélange, surtout, cet informe assemblage

De Palais ruinés, de Temples dépéris,

Fixe, étonne sans cesse, et confond mes esprits.

Fragiles monuments, magnifiques fantômes,

Nobles fruits du génie et de l'orgueil des hommes;

Qui partout dispersés, vains restes de splendeur,

Attestent leur néant, bien plus que leur grandeur.

 

Oui, chaque jour ici, ce spectacle m'arrête.

Je ne sais quel attrait, quelle pente secrète,

Aux chefs-d’œuvre nouveaux, sur mes pas étalés,

Me force à préférer ces restes mutilés.

Je les cherche partout ; partout je les rencontre.

Là, sur les bords du Tibre, à mes regards se montre

Ce pompeux Colisée, aujourd'hui si changé,

Et plus que par les ans, par le fer outragé.

Ici, le Panthéon, dans sa beauté suprême,

Ne m'offre toutefois qu'une ombre de lui-même.

Du jeune Marcellus le théâtre admiré

Semble vouloir cacher son front défiguré.

Le Temple de la Paix n'est reconnu qu'a peine.

De tel autre effacé la place est incertaine.

Ces Thermes si vantés, par le luxe embellis,

Languissent maintenant, sous la mousse avilis

Et ces Arcs somptueux, qu'érigea la victoire,

Dépouillent par degrés les marques de leur gloire.

Rome, Rome n'est plus la Ville des Césars.

Ce Colosse élevé par la Guerre et les Arts,

Et détruit à son tour par le Temps et la Guerre,

De ses membres flétris couvre et charge la terre.

Tout y retrace d'elle un triste souvenir.

Tout est débris enfin, ou va le devenir.

 

Mais ailleurs qu'en ses murs on trouve des Ruines.

Que je passe de Rome aux campagnes voisines;

Que pénétrant plus loin, des rives du Tessin

Je pousse jusqu'aux lieux où finit l'Apennin

Ce n'est de toutes parts que colonnes brisées,

Edifices tronqués, Tours, Cités renversées.

De ces fragments épars les vallons sont couverts.

Ils couronnent les monts; ils peuplent les déserts.

La terre les recèle au sein de ses entrailles.

Une Ville y cachait ses antiques murailles

Qui, victime jadis d'un horrible fléau,

Y renaît de sa cendre, et sort de son tombeau.

 

Dis-moi donc, cher Ami, quelle cause Inconnue

Sur ces vieux monuments attache notre vue ?

D'où vient, à leur aspect, le plaisir que je sens ?

Et qui leur prête encor des traits intéressants ?

Peut-être penses-tu que, parmi ces décombres,

De quelques faits douteux j'aille éclaircir les ombres ;

Y pâlir sur un mot dans le marbre tracé

Par les ailes du Temps déjà presque effacé ;

Ou que pour expliquer une médaille obscure

D'un savant ténébreux j'éprouve la torture.

 

Non, quel qu'en soit le prix, je ne suis point jaloux

De ce pénible honneur, trop semé de dégoûts.

Voyageur Philosophe, et non docte Antiquaire ;

J'ai de plus nobles goûts que je viens satisfaire.

Je viens, à ce spectacle, épurer ma raison ;

Et chaque objet ici me donne une leçon.

 

Interdit, et frappé de ces nombreux ravages,

Quelquefois je franchis l'intervalle des Ages.

Des siècles écoulés je deviens le témoin,

Dans les siècles futurs mes yeux percent au loin.

Alors, de ce qui fut contemplant ce qui reste,

De tout ce qui fera je vois l'arrêt funeste.

Ainsi que dans un point, le passé, l'avenir;

Pour moi, dans le présent, viennent se réunir.

Combien alors, combien je plains l'humaine espèce,

Dont tout l'orgueil ne sert qu’à prouver sa faiblesse,

Qui voit, à chaque instant, ses œuvres s'écrouler

Et pour l'éternité croit toujours travailler !

 

A d'autres sentiments bientôt je m'abandonne.

Architecte nouveau, je rapproche, j'ordonne,

J'assortis en esprit cet amas de fragments,

D'où se forment soudain d'augustes monuments.

Rome antique renaît. Quelle magnificence !

Quels prodiges divers ! Quelle vaste puissance !

Je crois encor, je crois voir ces mêmes Romains,

Qui jadis présidaient au destin des humains.

Tout un Peuple m'invite et m'entraîne à des fêtes.

Avec lui, des Vainqueurs je couronne les têtes.

Du Cirque au Champ de Mars je passe tour à tour ;

Ou suis les Empereurs en leur pompeux séjour.

J'écoute ce Consul, le sauveur de sa Ville.

J'admire Auguste assis entre Horace et Virgile.

Je vois tomber César sous les coups de Brutus ;

Et tous les cœurs voler au-devant de Titus.

Mais quoi ! Déjà la scène a pris une autre face.

Ce magique tableau comme un songe s'efface.

Tout retombe à la fois ; tout fuit, tout est rentré

Dans l'abîme profond d'où je l'avais tiré.

J'accuse alors du Temps la puissance fatale

Ou mon dépit s'adresse à la fureur brutale

De ces enfants du Nord, qui, loin de leurs climat,

Vinrent à son ravage unir leurs attentats.

Je crois aussi les voir, Goths, Vandales, Gépides,

Parcourir l'Italie, en destructeurs rapides ;

Immoler Rome même à leur férocité

Et ravir sa merveille au monde épouvanté.

 

Suis-je dans la campagne, où souvent je m'égare,

Là, j'admire du fort le caprice bizarre.

 

Ami, combien de fois, dans ces Palais détruits,

J'ai vu d'humbles loyers de tranquilles réduits,

Dont le simple appareil, voisin de tant de faste,

Semblait former exprès un étrange contraste !

Saisi d'étonnement, et touché de pitié,

Combien de fois, Ami, je me suis écrie !

Ô Fortune ! Est-ce ainsi que ton pouvoir se joue

Des grands et des petits agités sur ta roue ?

Quoi, le chaume succède aux plus superbes toits

Un Pâtre, en ces déserts, est l'héritier des Rois !

Il y voit ses troupeaux errer fous des Portiques !

Il en foule avec eux les débris magnifiques !

Et, libre des soucis qu'autrefois ils cachaient,

Y trouve le bonheur que ces Rois y cherchaient !

 

Ne crois pas cependant que toujours ces Ruines

Offrent à mes regards des images chagrines.

Non, non ; plus d'un tableau, d'un aspect enchanté,

Y brillant à leur tour, m'y tiennent arrêté

Pittoresques objets, qu'assembla le caprice,

Et qu'on croirait l'effet d'un heureux artifice.

 

Tantôt, j'observe un Dôme, à demi ruiné

D'arbrisseaux verdoyants déjà tout couronné.

Tantôt, mon œil surpris, avec plaisir contemple

Un lointain qui sourit au travers d'un vieux Temple.

J'aime à voir, le matin, de paisibles troupeaux,

Paître, au bruit des chansons, bondir sur des Tombeaux;

Des marbres figurés sortir du sein de l'herbe

L'humble ronce embrasser la colonne superbe ;

Et parer son sommet de feuillages légers,

Qui, retombant enfin, serpentent dans les airs.

 

Quelquefois, sur le soir, de plus douces images

Embellissent encor ces retraites sauvages.

Leur ombre officieuse, et leurs secrets détours,

Dans un calme profond, recèlent les Amours.

Corilas y poursuit Aminte qui soupire.

Elle refuse en vain la faveur qu'il désire.

L'Amour y sert des cœurs par lui-même attendris,

Et trouve des Autels jusques sur ces débris.

 

Mais si le jour s'éteint, si les ombres croissantes

Dérobent à mes yeux ces scènes ravissantes,

Le souvenir confus de tout ce que j'ai vu

Vient alléger alors mon esprit éperdu.

Echauffé par degrés, seul au sein des ténèbres,

J'enfante, malgré moi, mille tableaux funèbres.

Au fond d'un Temple obscur je me crois introduit.

Sous ses traits fabuleux le Temps s'y reproduit.

Oui, c'est lui ; c'est ce Dieu, qui se rendant visible,

Voulut fixer ici son Empire terrible.

Redoutable Vieillard, des débris suspendus,

Des lambeaux surannés, lui servent d'attributs.

Son Trône est étayé de tronçons de colonnes.

Il confond sous ses pieds, il foule d'autres Trônes.

Les siècles, devant lui, les saisons et les jours

Se pressent l'un sur l'autre, en circulant toujours.

Ce Dieu parle ; tout cède à ses décrets sinistres.

Les fléaux destructeurs sont ses affreux Ministres.

Des Empires déchus, des antiques Cités,

Les simulacres vains pleurent à ses côtés.

Il y compte Memphis, Thèbes, Sparte, Mycènes,

Babylone, Ilion, Persépolis, Athènes.

Et toujours méditant des ravages nouveaux,

Il fait sur l'Univers étinceler fa faux.

 

C'est alors que mon âme, encor plus agitée,

Se croit, loin de ces bords, tout-à-coup transportée.

J'embrasse, je parcours le Globe en un moment

Et je n'y vois Cité, Palais, ni Monument,

Que sous l'affreux aspect de nombreuses victimes,

Que le temps doit, un jour, plonger dans ses abîmes.

Il fait même tomber, il moissonne à mes yeux,

Ces Colosses d'Egypte, ouvrage audacieux,

Fières tombes des Rois, qui depuis tant d'années,

Bravaient l'arrêt fatal qui les a condamnées.

Enfin, portant ainsi mes regards et mes pas,

Du Nord jusqu'au Midi, de l'Inde en nos climats ;

Trouvant partout d'horreur quelque image frappante,

Je découvre les bords où la Seine serpente :

Je m'arrête, et gémis des changements cruels

Que subiront des murs, dignes d'être éternels.

 

Ornement admiré d'une superbe Ville,

Tu périras toi-même, auguste Péristyle !

Je sais bien qu'à l'abri de tous honteux dangers,

Tu ne redoutes pas le fer des Etrangers ;

Je sais que du Français la valeur triomphante

Repoussera toujours leur audace impuissante.

Mais, sûr de te soustraire à ces coups éclatants,

Tu n'échapperas point aux outrages du Temps.

Et déjà de tes murs la couleur presque éteinte

Porte de ton pouvoir la vénérable empreinte.

Ces Palais élégants, qu'un luxe industrieux,

Sans cesse plus actif, fait éclore à tes yeux ;

Ces Dômes si hardis, ces Temples, ces Portiques,

Ces chefs-d’œuvre nouveaux, ces merveilles antiques,

Tous, au Temps dévoués, sont le triste aliment

Qu'il s'en va déformais dévorer sourdement.

 

Eh ! pourquoi des humains les fragiles ouvrages

Seraient-ils respectés par le torrent des Ages,

Quand ceux de la Nature ont le même destin

Et dans son cours fatal sont entraînés enfin ?

Tout change autour de nous ; tout périt, tout s'altère.

L'Océan furieux usurpe sur la Terre,

Mine ses propres bords, en forme de nouveaux,

Que d'autres Mers un jour couvriront de leurs eaux.

Les vallons sont comblés, et les monts s'aplanissent;

Sous leur sol ébranlé des plages s'engloutissent.

Que dis-je ? Dans les Cieux, le Temps agit aussi.

Là, de plus d'un soleil l'éclat s'est obscurci

Là, nos yeux ont cru voir, aidés en leur faiblesse,

Des Mondes ébauches, des Mondes en vieillesse.

Tel fut, tel est encor, tel sera l'Univers.

Abîme fécondé, source d'Êtres divers ;

Tout mobile et constant, qu'une main immortelle

Meut, façonne, entretient, détruit et renouvelle,

Qui, sans se démentir, roule, poursuit fon cours,

Renaît en vieillissant, et se survit toujours.

 

Assis au haut des Cieux, le Souverain du Monde

Jouit seul d'une paix éternelle et profonde ;

Seul, lorsque tout périt, exempt de changements

Immobile témoin de tous ces mouvements,

Et ne voyant sans doute en son ouvrage immense,

Que sublimes rapports, harmonie et constance.

Tels sont les sentiments que m'inspirent ces lieux

Tels sont les grands objets qu'ils offrent à mes yeux.

Ami, je t'en devais une esquisse légère.

Puisse-t-elle un moment t'occuper et te plaire.

Bientôt, pour te revoir, je franchirai les Monts.

De Ruines encor nous nous entretiendrons.

Mais qu'importe à nos cœurs ce que j'en pourrai dire ?

Que le Temps sur la Terre exerce son empire ;

Que mille changements s'opèrent désormais,

Crois que mon amitié ne changera jamais.

Image : Hubert Robert, l'Arche de Titus à Rome.